« there was a time i believed i'd live forever »

Londres. Londres. Quand un homme en a assez de Londres, il en a assez de la vie; car il y a à Londres tout ce que la vie peut apporter, avait dit un jour dit Samuel Johnson. Elton jeta un coup d’œil sur la ville à travers le nuage de fumée qu’il venait d’expirer. Les six années qu’il y avait passées ne l’avaient guère changé, mis à part la vision de la cité qu’il entretenait qui, elle, avait définitivement évolué. À l’origine, Elton imaginait Londres comme une métropole grise ou même noire, d’après les photos qu’ils avaient vues, et il avait été surpris de la trouver pleine de couleurs. C’était une cité de brique rouge et de pierre blanche, d’autobus rouges et de grands taxis noirs – qui étaient souvent, à l’étonnement d’Elton, verts, or ou bordeaux –, de boîtes aux lettres rouge vif et de parcs et cimetières verts et herbus. C’était une ville où se côtoyaient le très ancien et le tout nouveau; une cité de boutiques, de bureaux, de restaurants et de demeures, de parcs et d’églises, de monuments négligés et de palais très peu palatiaux; une cité aux multitudes de quartiers curieusement nommés – Chark Farm, Crouch End, Earl’s Court, Marble Arch, Old Bailey –, une ville de bruit, de saleté, de fêtes et de tracas. Des tracas, oh oui, songea Elton tout en écrasant son mégot sur le sol de pierre. Il se trouvait au sommet d’un ancien bâtiment de taille, et un clocheton le dominait. Des gargouilles érodées, aux ailes ou aux membres disparus, voire des têtes, dans quelques cas, pointaient tristement aux angles du clocheton. Loin, au-dessous, il entendait l’ululement d’une sirène de police et le grondement étouffé de la circulation. Il avait trouvé cet endroit par hasard, alors qu’il était complètement bourré, et c’était devenu son repère, sa tanière, le coin où il aimait bien venir quand il planait – ou quand il avait grand besoin d'être seul, comme c'était le cas aujourd'hui.

Ce matin, il perdait ce qu’il avait calculé comme son dix-neuvième boulot, mais ça il s’en foutait. Le vrai problème était qu’hier, Cara l’avait laissé vite fait bien fait, comme tout ce qu’elle entreprenait dans sa vie. Sur le coup, à force de sourires et de réflexions philosophiques, elle était même parvenue à le convaincre que c’était quelque chose de souhaitable, qui n’allait leur rapporter que du positif. Ça l’avait semblé être relativement logique dans le pauvre crâne d’Elton jusqu’à qu’elle lui fasse la bise, lui souhaite bonne chance et disparaisse dans la cage d’escaliers, le bruit de ses talons claquant contre le carrelage s’éloignant peu à peu. Là, il avait froncé les sourcils, tout s’était effondré et il s’était mis à jurer, mais c’était trop tard; Cara et lui, leur couple, bizarrement assorti peut-être, mais leur couple quand même, n’était plus.

Il frissonna; il avait besoin d'une autre cigarette. Il fourragea dans sa poche, trouva son carton, l’ouvrit et soupira, se demandant jusqu’à quel point cette journée pouvait se permettre d’être merdique; il n’avait plus de papiers. Tout en maugréant à voix basse, il s’avança vers le bord du gouffre et descendit le long du échelle métallique qui gravissait le flanc du très haut bâtiment. Lorsqu'il eut posé ses deux pieds sur le sol, il se retourna et examina les environs. Il était au beau milieu de Westminster, trouver un magasin général en plein centre-ville ne serait pas trop difficile. Il fourra ses mains dans ses poches et commença à marcher, observant comme à son habitude les façades des boutiques, les gens, les craques dans le pavé, les nuages dans le ciel et s'efforçant de penser à n'importe quoi sauf Cara – pense pas à Cara, pense pas à Cara, elle est moche, elle portait son trench trop grand qui lui donne l'air d'un mec... que t'adorais lui enlever après une soirée arrosée... oh putain pense à autre chose! Il secoua la tête. Il avait évité de parler de la séparation à Jack, Cora et Amandine, qui occupaient le rôle de bons amis et de sœur, et qui lui faisaient aussi office de colocs, comme si nier tout la ferait revenir, mais il devrait le faire bientôt, ce soir peut-être...

« Hé, toi, là-bas, qu'est-ce que tu fous ici? Dégage. ...Hé, j'te cause! » Elton s'arrêta et se retourna, un de ses épais sourcils froncé. Un sourire goguenard éclaira son visage basané à la vue de la bande de gamins, des loafers Tassel aux pieds et des cardigans en cachemire passés par-dessus leurs polos Fred Perry. Probablement des vestiges du clan des Archway Mob; Wardour Street était leur patelin, on y entendait le ronronnement de leurs Vespa GS 160 jour et nuit. Ils lui cherchaient noise pourquoi, au juste? Un sortit du lot, s’avança vers lui, son parka US M51 Fishtail s’envolant derrière lui. Il avait la même coiffure que Jean-Paul Belmondo, le nez long et fixa ses yeux froids aux pupilles dilatées par une grande consommation de purple hearts, sans doute, dans ceux nettement plus doux d’Elton. « On rigole pas mec. Fous le camp. » Il se retint pour ne pas ricaner. C’était quoi ce délire? Sans s’alarmer, Elton tira une longue bouffée de sa clope, la tapota pour en faire tomber la cendre, puis retourna son regard en direction de son interlocuteur. « J’suis pas un rocker mec. Alors sois gentil et retourne sur ton scooter. » Il ne comprenait pas comment ils avaient pu penser qu’il en était un, d’ailleurs, il n’avait pas du tout l’allure du greaser des fifties; espadrilles de toile, Levi’s 501, simple t-shirt blanc, cheveux frais lavés, il était bien loin des studs et du pompadour. Toutefois, le crochet que lui décocha le mod arriva avec autant de vitesse que s’il en avait été un. Paf! dans la joue, scène aussi filmique que jouissive pour ceux qui la regardaient, qui éclatèrent d’un grand rire digne des enculés qu’ils étaient. Elton reçut le coup en silence, trop surpris pour crier, resta un moment incliné, le temps de rassembler ses pensées, puis se redressa légèrement. « Fais gaffe connard, tu risques de déchirer ton bespoke. » Et, question d’orgueil, il propulsa son poing vers le type qui se rejeta en arrière. Le coup, violent, cueillit néanmoins sa cible sous l’œil gauche. La bagarre s’en suivit – bien sûr, comment aurait-ce pu en être autrement? –, sous les cris enthousiasmes du petit groupe.

Son adversaire se battait sans style, sans technique, avec sa seule passion du combat; il balançait de grands coups dévastateurs qui manquaient aussi souvent qu’ils touchaient. Elton demeurait prudemment sur la défensive, bloquant ou esquivant. Il avait une conscience aigue du public qui les entourait, de plus en plus nombreux à murmurer ou à crier. Quelqu'un allait-il appeler la police? « Hé, pourquoi on se tape dessus? », demanda-t-il, à bout de souffle. « Pour le plaisir », rétorqua le blondinet. « Juste pour ça, bordel de dieu. Tu sens pas la joie courir dans tes veines? » Il saignait à la lèvre. Son adversaire au poing. « Et pourquoi moi ? » interroga Elton avant de reculer et de tordre le buste, réceptionnant dans l’épaule un coup qui visait la tête. « Parce que t’étais là. » Elton eut un petit rire sec; tiens, tiens, probablement un de ces connards nostalgiques du temps des grandes rivalités et des lames de rasoir cousues dans les revers, ces enculés impétueux, vivant de sang et d'adrénaline, qui finissaient toujours par foutre quelques baffes à n'importe qui ne portant pas de Desert Boots de chez Clarks. Habituellement, il ne rechignait pas trop à leur retourner la politesse, mais là n'était vraiment pas le bon moment, alors autant en finir vite. Il existait deux sortes de bagarres; les bagarres d'intimidation, qu'on rendait aussi théâtrales, aussi impressionnantes que possible, et les vraies bagarres, rapides, dures, où tout était permis et qui s'achevaient en quelques secondes. Aujourd'hui, l'option deux était de mise. Il frappa encore, parvint à repousser le mod contre le mur. À cet instant, il pouvait en terminer. « On arrête? », demanda-t-il. Le type hésita puis hocha la tête. Elton le lâcha et recula de quelques pas. L’autre, haletant, se décolla de la brique. « Mon cul! », cria-t-il, « On arrête pas avant que je le dise! » Souriant, il s’avança, le poing levé. L’uppercut heurta violemment le menton d’Elton, qui partit à la renverse, sa nuque heurtant le béton d’un bruit mat. « Maintenant, on peut », lança l’autre en s’éloignant, laissant sa victime cracher le sang qui lui emplissait la bouche et fermer les yeux. This is the end, my only friend, the end.